Frontière Côte d’Ivoire-Burkina : Témoignages sur comment les terroristes font le business de bétail

Le Burkina est confronté à une crise sécuritaire sans précédent. La Côte d’Ivoire avec qui il partage ses frontières a aussi subi les assauts terroristes. Dans plusieurs localités de la partie Nord de ce pays voisin, se passent des activités économiques illicites : vols et commercialisation de bétail, collaboration « forcée » entre éleveurs, commerçants et hommes armés, etc. L’Institut d’études de sécurité (ISS), basé en Côte d’Ivoire a conduit une étude sur ces activités. Le rapport final, qui date d’août 2023, révèle des témoignages de plusieurs acteurs installés au Nord de la Côte d’Ivoire, des localités de la frontière du Burkina.

Le rapport campe le décor. Les individus suspectés d’être liés aux groupes armés et opérant dans la commercialisation de bétail ont commencé leurs activités dans le Nord de la Côte d’Ivoire à partir de 2019. Le bétail quitte le Nord de la Côte d’Ivoire pour être abattu dans l’abattoir de Port-Bouët à Abidjan. « La présence de djihadistes dans les zones frontalières du Burkina Faso, avec des associés et complices sur le sol ivoirien, a amorcé une nouvelle dynamique dans l’économie du bétail sur pied. », révèle le rapport. L’étude contient plusieurs témoignages de personnes victimes, complices de ces pratiques illicites. Un éleveur de la localité de Tchologo, région administrative du Nord de la Côte d’Ivoire, interrogé dans le cadre de l’étude explique : « Ils (les “djihadistes”) ont envahi nos forêts. La zone s’est vidée des personnes sûres. Ceux qui restent sont pour la plupart en contact avec ces hommes en armes, sinon ils ne peuvent pas vivre tranquillement avec leurs bœufs. Aujourd’hui, tout éleveur qui a beaucoup d’animaux et qui veut vivre en paix dans cette partie du pays doit composer avec eux. Certains éleveurs vont vers Dabakala et Tafiré pour échapper à leur contrôle. »

Mais il n’est pas seul. En avril 2022, un autre éleveur et commerçant de bétail de la même région donne des détails aux chercheurs : « J’ai commencé à avoir des problèmes avec des groupes de voleurs de bœufs en 2019. Un jour de février 2020, j’ai perdu une partie de mes bœufs. J’ai cherché en vain. En les cherchant, je suis tombé sur un groupe de personnes à la frontière du Burkina. Dans les échanges, j’ai compris que c’était un groupe organisé. Ils m’ont dit que les animaux passaient souvent la frontière avec des bouviers (bergers) et qu’ils pouvaient m’aider à les retrouver en contrepartie d’un paiement. Ils m’ont donné rendez-vous. Quand je suis revenu au rendez-vous, ils m’ont demandé tout simplement de collaborer avec eux pour lutter contre les “Kafri” si je voulais retrouver mes bœufs et vivre tranquillement dans la zone avec mes animaux. Ils m’ont dit que je ne devais pas refuser. (…) Pour ne pas perdre mon troupeau, j’ai fréquenté ces “djihadistes”. J’ai accepté d’être sous leur protection. Il le fallait, si je voulais que mon bétail me revienne. C’était aussi pour le bien de toute ma famille que j’ai collaboré. Dans cette zone, ils sont maîtres. J’ai vu leur chef. Il commande un groupe de bouviers qui maîtrisent parfaitement la zone de ce côté. »

« Nous avons passé 21 jours ensemble en prison »

Un autre raconte sa mésaventure, dans le rapport. Il aurait hébergé un supposé éleveur et ses deux bergers (bouviers). Ils disent avoir fui la sécheresse au Burkina Faso pour s’installer dans le Nord de la Côte d’Ivoire. Mais il a hébergé en réalité des complices d’hommes armés. « À ma grande surprise, les FDS sont venues chez moi très tôt un matin. Les agents ont arrêté l’éleveur que j’hébergeais et moi-même. Nous avons passé 3 jours en prison à Doropo et 21 jours ensemble en prison à Bouna (Côte d’Ivoire). C’est là-bas que j’ai su que j’avais hébergé un terroriste sans m’en rendre compte. », raconte-il, en janvier 2022. Les bœufs du supposé éleveur (terroriste) ont en réalité été dérobés aux populations du Nord du Burkina et conduit par ce dernier au Nord de la Côte d’Ivoire : « Il voulait s’installer pour créer une base. Comme ça, il regrouperait les bœufs volés par les terroristes dans les pays voisins. Il allait être un grand appui financier pour eux et il allait aussi recruter des jeunes. Il avait assez d’argent ».

Le berger disparait avec ses bœufs

En janvier 2022 également, un planteur et propriétaire de bétail dans la zone de Bounkani, (Nord de la Côte d’Ivoire, frontière avec le Burkina), s’était confié aux enquêteurs de l’Institut d’études de sécurité (ISS). A l’en croire, il avait un troupeau de bœufs d’environ 80 têtes. Il était gardé par un bouvier (berger) avec qui il collabore depuis 7 ans. Mais en novembre 2020, leur collaboration prend un virage étonnant. « Il m’a dit qu’il devait partir avec ses enfants et sa femme pour rester un moment auprès de la mère malade de cette dernière. Un ami Mossi m’a dit qu’il le soupçonnait de collaborer avec les djihadistes. », explique-t-il. Le planteur est confus et méfiant. Mais rien de plausible ne lui permettait d’entreprendre une action sans frustrer son collaborateur de plusieurs années. Son collaborateur sort un peu du bois quelques jours plus tard avec une proposition. Le berger propose au propriétaire de bétail de s’allier aux groupes armés pour préserver son cheptel, qui serait d’une bonne race. « Je te conseille de te confier aux djihadistes pour éviter qu’ils (les bœufs) soient dérobés. Ils te donneront assez de moyens pour agrandir tes affaires, ils protégeront et augmenteront le nombre de tes animaux. », lui aurait dit son employé. Mais le pire est arrivé avant même qu’il donne sa réponse. Juste le lendemain, son troupeau avait disparu, et l’employé avec. « Le lendemain matin, c’était le jeudi 26 novembre 2020, je me suis rendu au parc à 7 heures. À ma grande surprise, je n’ai trouvé ni le bouvier, ni les bœufs. » Deux jours après ce forfait, l’éleveur reçoit un appel de son désormais ancien collaborateur.  « Il m’a dit qu’il avait été enlevé avec les bœufs par les djihadistes, et qu’il ne savait pas où il se trouvait ainsi que les bœufs, mais qu’il était hors de la Côte d’Ivoire sur le territoire burkinabè. Il a ajouté que les djihadistes qui le détenaient réclamaient la somme de dix millions pour le libérer avec les animaux. Mes amis m’ont conseillé de laisser tomber, car il collaborait certainement avec ces malfaiteurs depuis longtemps. Quelques mois après, j’ai appris qu’il était parmi les djihadistes et qu’il possédait une arme. », détaille cette victime.

« J’ai acheté et vendu des bœufs pour eux. Ils pouvaient me donner 50 000 000 FCFA par convoi »

A Tchologo, toujours en terre ivoirienne, les terroristes ont réussi à implanter leur tentacule. Un propriétaire et commerçant de bétail raconte comment il est devenu collaborateur des hommes armés dans la région. « J’ai rencontré un frère qui m’a fait une proposition de la part des djihadistes. Il m’a demandé de faire la même chose pour eux : vendre leurs bœufs. J’ai hésité. (…) Mais j’ai finalement accepté de travailler pour eux, aussi pour ma propre sécurité et celle de ma famille. J’ai pris leur argent et j’ai continué à acheter et vendre des bœufs pour eux aussi. Ils pouvaient me donner 50 000 000 FCFA par convoi et je pouvais faire deux convoyages par mois. Je pouvais parfois charger un camion seul, mais je préférais le faire avec d’autres personnes. Celui qui me donnait l’argent venait du Burkina, plus précisément d’une localité à la frontière. Parfois, c’est un autre frère résidant ici en Côte d’Ivoire qui me donnait l’argent. Une fois la vente effectuée, une autre personne m’appelait pour récupérer l’argent. Les bœufs étaient vendus à Port-Bouët. »

Un autre habitant de Bounkani raconte avoir rencontré un ancien ami qui lui aurait dit faire désormais partie des groupes armés. « Il voulait me confier 32 bœufs qu’il avait volés au Burkina. Il m’a d’abord présenté assez d’argent et m’a dit qu’il faisait partie des djihadistes. Il m’a dit qu’il souhaiterait travailler avec moi. Qu’on pourrait se faire plus d’argent », dit-il. Mais quelques jours après, il dit avoir appris que son ancien ami a été tué dans un affrontement entre militaires burkinabè et djihadistes.

« Je devais donner deux bœufs par parc et par an » aux terroristes.

Le 15 avril 2022, un commerçant de bétail a révélé aux enquêteurs de l’Institut d’études de sécurité (ISS), ce qu’il payait pour bénéficier de la protection des hommes armés dans le Nord de la Côte d’Ivoire.  « Je devais donner deux bœufs par parc et par an. Je l’ai fait de 2020 à 2022. J’ai aussi recruté quatre propriétaires de bétail dans la zone, qui ont accepté de collaborer avec eux pour protéger leurs bœufs. Ceux qui ne veulent pas payer en nature (bœufs) versent chaque année 500 000 FCFA. Leurs bœufs ne se perdront jamais et personne ne les dérangera. »

Lomoussa BAZOUN

www.sirainfo.com

Partager:

Plus d'articles

Journal numérique d’information générale et d’investigation, indépendant et attaché aux faits d’intérêt public.

Copyright © 2023  SIRAINFO – Tous droits réservés

error: Content is protected !!